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Le BRUDAISME

se consacre

à ce moment

où l’artiste explore
Audio onoff
Calcaire
Depuis que ton monde a cessé de tourner
l'eau rentre dans tes plis
dans tes interstices
il y a des mollusques dans ton nombril
souffle le vent sur ta peau
on peut rien y faire
tu composes en te
décomposant

ta peau pleine d'entailles
ta peau gélatine
ta peau nervurées de souvenirs
ta peau qui a touché d'autres peaux
ta peau pleine de poils
ta peau pâle rouge et irritée
ta peau tampon
ta peau déguisée
ta peau qui a râpé le goudron
ta peau polie
ta peau héritée
ta peau mille-feuilles
ta peau frottée
ta peau catégorisée
ta peau granuleuse
ta peau tapie
ta peau qu'on s'arrache

Au dégel, des grands CRACS!
ta peau s'écaille
se fissure
et disparait
enfin tu épouses le macrocosme
tu deviens un
territoire
depuis lequel les aigles s'envolent

Poésie

Cette performance proposant un dispositif intégrant le public s’est déroulée du 1 au 9 septembre 2023 aux usines Condor de Courfaivre (Jura).

Calcaire est la suite du processus expérimental nommé Scherten (brudaïsme 3). La démarche est simple en apparence, mais complexe à réaliser : détruire un énorme bloc rocheux uniquement à la force des bras, à coup de massue. Esthétiquement, les corps s’entremêlent aux outils et à la roche dans une frénésie de gestes incalculables. Le tout devient une matière en soi, qui se transforme entre chair et sédiment. Dans sa profondeur intellectuelle, il y a des parallèles symboliques que l’on retrouve dans la mythologie grecque ou dans les ouvrages de Camus, lorsqu’il introduit l’absurde et la recherche en vain de sens de l’Homme.

Le lieu

Courfaivre est une petite localité suisse située au cœur du massif montagneux jurassien. La roche calcaire est un symbole fort de cette région. Issu d’un passé géologique très intéressant, il fait notamment le lien avec l’époque où les mers chaudes peuplées de coraux étaient bordées de forêts tropicales. Comme toute roche sédimentaire, le calcaire est passé par des stades de transformation divers, jalonnés par différents phénomènes d’érosion (fragilisation, transport et accumulation). Il est utilisé dans la construction de nos infrastructures et constitue une trace des temps anciens. Entrer en relation avec cette roche, c’est communiquer avec un processus naturel datant de millions d’années, où l’être humain et la création de sens n’existaient pas.

L’usine Condor, anciennement connue pour la fabrication de bicyclettes et de deux-roues motorisés, dispose d’une énorme galerie vide (60 x 10 m.), terrain de jeu parfait pour l’expérience Calcaire. L’ossature primaire du bâtiment est en béton précontraint spécialement conçu pour accueillir et déplacer d’énormes charges. Le plafond haut de 7 mètres est supporté par des poutres métalliques sur lesquelles circule un palan. Cette infrastructure a ainsi permis la mise en place d’une roche de quatre tonnes dans la galerie. La roche, choisie par Joan Schertenleib, a été acheminée en camion de la carrière de Courrendlin à l’usine Condor, lieu qui résonne encore au rythme d’un passé industriel glorieux.

Le dispositif

Lors de la performance, la galerie de Condor est séparée en deux moitiés par un énorme rideau noir. Un des espaces est dédié aux résultats de travaux antérieurs sous la forme d’une exposition (brudaïsme 3, Scherten), l’autre accueille la performance (brudaïsme 4, Calcaire).

Un fragment de roche de quatre tonnes est placé au centre de l’espace de performance. Cent mètres carrés de toile d’aplat blanc recouvrent le sol et les murs. Un énorme panneau blanc est hissé au-dessus du calcaire pour atténuer l’écho des coups assénés au rocher. Une grande table fait face à la scène. Alvin Schwaar et Cori Nora y ont déposé leurs instruments de musique ainsi qu’une quantité astronomique de câbles colorés entrelacés. Dix masses de différentes tailles et des burins sont appuyés contre les parois du mur toilés. Un jet d’eau venant d’une salle voisine longe les murs en se faufilant derrière les toiles blanchies pour finir sa course sur la droite de la scène. À côté se trouve un bac d’eau destiné à se laver les pieds et les mains avant d’accéder aux toiles. Une soixante de sprays aérosols et de pots de peinture ont été soigneusement triés par couleurs et déposés au sol. À côté, toujours, des pinceaux et des pots vides pouvant contenir des mélanges de couleurs. Des perches télescopiques et des rouleaux attendent d’être utilisés.

Les calcors

La transformation du Calcaire à l’aide de nos mains et de nos outils est le récit d’un cri émergeant des profondeurs. Un cri lointain presque éteint. Un cri du ventre, tenu, rythmé par le souffle des voix dans l’ombre. Un cri du lendemain qui nous prévient des inégalités d’entre les vivants. Un cri des schèmes qui nous réduisent aux réflexes. Un cri de haine de l’empathie que nous n’avons point. Les sédiments se font l’écho d’une voix qui émerge des limbes et d’un bruit de métal sur de la mélodie électronique. Il y a de cela dans les toiles qui ont séché trois jours durant au soleil. Il y a également des récits de gens qui sont venus taper le caillou. Ils étaient gênés mais bien vite entraînés à sortir toute la colère qu’ils gardaient en eux. Il y a les enfants qui ont ris, qui ont jeté des pâtés de couleurs à la hâte comme un appel à la liberté. Il y a eu les larmes de Marlon un samedi matin en nous regardant. Il y a eu Nina, enfin. Il y a les danseurs qui sont venus participer à la mise à terre d’un roc que nous aimions. Il y a nos sœurs et nos frères qui ne comprennent rien à ce que nous faisons. Mais ils sont là. Il y a ceux qui sont partis avant de nous avoir connus ainsi. Il y a eu cette impression de ne pas avoir vu apparaître la vague au large de Kanagawa. Et puis au dernier réveil, il y est apparu une constellation de calcors qui existeront pour la vie. Ils nous survivront par les enfants de nos enfants qui conteront ce qui s’est passé à Condor .

Leib

Physiquement tu ne ressens plus tes bras ou tu les ressens trop. Ton dos et tes épaules peinent sous la force de la gravité. Les muscles de tes jambes tentent au mieux de te soutenir. Les éclats de cailloux viennent entailler le paysage de ta morphologie. Tu prends garde à éviter les milliers de débris de pierre qui gisent au sol. Tu es pieds nus, alors tu fais attention à tout, par exemple à éviter un coup de masse mal placé sous l’effet de la fatigue. Ta posture ne te laisse jamais tranquille. Tu bouges en permanence pour ne pas céder au marasme qui te guette. Tu te déplaces avec l’impression de tirer une tonne de roche. Les cloques sur les paumes de tes mains te rappellent que ta peau s’adapte aisément aux contraintes de la vie. Ces petits coussinets liquides amorcent un échange entre ta massue et tes empreintes. L’objet devient le prolongement de tes mouvements. Tu deviens l’humain habile. Durant la mise en œuvre, tu as la sensation que ton esprit se dissocie complètement de ton corps. Lorsque la raison revient à toi, ton organisme te rappelle vivement l’ossature de ta vie. Tu prends conscience qu’il y a des choses qui fragilisent ton homéostasie. Parfois tu t’abandonnes. Tu plonges en toi. Tu es un être en sécurité lorsque que tu te confies uniquement à ton corps, car bien souvent tu recèles de ressources dont tu ignores totalement l’existence. Et lorsque les émotions te submergent, tu les déverses sur la toile comme un raz-de-marée. Tel un séisme, c’est une fracture émotionnelle qui nourrit la vague d’inspiration qui te pousse à créer. Au large, tu cherches à faire cap sur la maîtrise du temps et de l’espace, mais ce sont les gestes picturaux et les coups sur le caillou qui te guident dans ton cheminement.

Mentalement, tu ne prends pas réellement conscience de tout ce qui s’est passé durant ces neufs jours. Tu as plutôt la sensation de sortir d’un tunnel que d’avoir pris le temps d’observer l’horizon. Tu t’es délesté de tes pulsions au travers de jets de peinture ou de coups de masse bien placés. Par contre, il ne faut pas penser qu’il y a de la violence dans ces gestuelles, car tu ne fais qu’un avec la situation. Le caillou est là pour être transformé, comme tu es là pour être transformé. Et d’ailleurs, les spectateurs sont également là pour être transformés. Le corps et les objets qui t’entourent ne sont que des outils à disposition de tes premières impulsions. Et entre les deux, une membrane imperceptible qui filtre des mouvements. Ils peuvent être cohérents et désordonnés à la fois, mais ils ne trompent pas. Ils s’affairent à laisser des traces comme preuve d’existence. Te mouvoir est la première forme d’action. Elle permet de révéler qui tu es. Le mouvement te fait prendre conscience de ton état émotionnel. Tu résonnes au sein d’un groupe en vivant une expérience singulière. Il n’y a que le rythme issu de la sonorité du contact du métal sur la pierre qui puisse unir les personnes présentes dans l’espace. Tout le reste n’est qu’un imaginaire que chacun conçoit pour lui-même. Évidemment que nous sommes traversés par la créativité des musiciens, de la danseuse, du sculpteur, du peintre et de l’énergie du public. Évidemment que les actions des uns et des autres résonnent en nous. Évidemment que nous sommes perméables aux émotions de ceux qui nous entourent. Mais nous sommes néanmoins livrés à nous-mêmes. Seul le rythme imposé par les coups de massue nous maintient dans un objectif commun ; une cadence temporelle avec laquelle s’accorder :

-il y a un début et il y aura une fin dans cette mise en scène et, entre les deux, des histoires qui prennent forme avec leur lot de symboliques.

Le cœur de pierre

Joan Schertenleib a vécu une expérience particulière avec un employé des usines Condor qui observait les performances depuis le tout début. Le mercredi 6 septembre 2023, aux alentours de 7 heures du matin, un dénommé Hasan s’approche du caillou et commence à l’entamer. Joan se réveille dans son bus situé entre le quai de la gare et le bâtiment qui abrite Calcaire à la rue Scheffer 6 du Clos des Pouges. Il enfile son short taché de couleurs. Il se hâte, monte les dix marches d’escalier qui le conduisent à la galerie, traverse l’énorme labyrinthe de toiles, ouvre le rideau noir et voit sa roche qui a drastiquement été réduite en quelques gros morceaux. Deux bruits précis, deux blocs à nouveau qui s’effondrent à terre. Une odeur particulière gagne l’espace après six jours d’eau stagnante mélangée aux sédiments et à la peinture acrylique. Durant la journée, un magnifique faisceau de lumière plonge directement sur le caillou. Les photons réfléchissent avec l’eau. Parfois les gouttes d’eau qui émergent du sol lorsqu’on secoue la toile font penser à des lucioles qui dansent en plein jour. Un coup à nouveau. Joan se précipite pour prendre une masse et taper sur la pierre. Il est impressionné, même un peu sous le choc, de voir Hasan maîtriser autant ses coups et sa force. Hasan tape sur les burins pendant que Joan les tient avec ses mains. Ils ne se parlent pas mais se comprennent. Après quelques minutes, Joan stoppe l’activité et explique à Hasan qu’il serait judicieux de s’arrêter là, car il reste encore 3 jours de performance avec le public. Il l’invite à boire un café, mais l’employé de Condor refuse car il commence sa journée de travail.

À midi, les deux se retrouvent pour partager un repas. Hasan dévoile alors à son interlocuteur son parcours jusqu’en Suisse depuis qu’il a quitté les montagnes afghanes pour fuir la dictature. Sa vie et sa famille sont restées là-bas. On connaît le régime afghan au travers des médias, mais on n’effleure à peine l’histoire de son peuple. Petit, Hasan a l’habitude de courir et de grimper dans la roche à la recherche de pierres précieuses. Hasan sait où et comment taper. Il est capable de déceler les points de fragilité de la montagne et du caillou sans hésitation. Au fil du temps, il devient chercheur d’émeraude. Le mot émeraude signifierait « cœur de pierre ». On prête à cette pierre d’un vert intense le pouvoir d’apporter paix, calme et harmonie. Hasan doit dénicher cette pierre pour vivre, ou plutôt, survivre. Il le fait parce que l’Homme a décidé un jour d’attacher de la valeur à certains cailloux.

Ces révélations perturbèrent énormément Joan, qui eut l’impression que son action se révélait bien futile. L’action d’un homme blanc privilégié qui a le luxe de jouir des plaisirs de la vie. De quel droit lui était-il permis de casser cette roche sans la pression d’accomplir un travail pour se nourrir ? Et pourquoi avait-t-il donc enclenché tout ce processus ?