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Audio onoff
Scherten
Gens de montagne
Employés des marchands de vos villes

La raison sur le sang

Chassés pour nos idées
ou nos occupations
Nos nuits d’en haut sont glaciales
Et nos journées se maintiennent à l’effort

La raison sur le sang

Terriens de l’ombres
Nos chaines d’ici laissent nos femmes sans voix
Ensemble
Un tissu
Un corps

La raison sur le sang

Du lac émerge un ange
Notre sœur dévouée
Vient à nous
à dos d’âne
nos prodigue soin et bonnes coutumes

La raison sur le sang

Petit
La forêt s’étire à l’infini
Jusqu’au jour ou
Nous avons vu le sang remonter la colline
lorsque vous avez érigé vos hommes en statues

Le rouge a noyé nos chants
Et tué nos bêtes
Mais c’est votre chair qui moisie

Vous tapotez sur vos écrans
Fortune et bonnes consciences
Pendant que nous fracassons de la roche

Vous tirez à blanc

Nous traversons des fatigues chroniques
À laver vos péchés
Nous exultons au rythme de la machine qui gronde

Pendant que vous tirez à blanc

Vos héritages demeurent
La prison de vos âmes
Les racines perforent
Le thorax
Et le crâne
Poésie

Ce troisième projet est né de l’envie de Joan Schertenleib de partager une expérience singulière avec DIPS et Alvin Schwaar.

Joan ressentait le désir puissant de s’exprimer par le biais d’un projet artistique. Mais il ne savait pas sous quelle forme. Le brudaïsme a ceci de bon qu’il cherche avant tout l’impulsion brute d’un individu, il s’intéresse moins au résultat. Il parle aux tripes, sans filtre, et mets les gens en situation. Il n’y a jamais de hasard lorsque des individus se rencontrent, mais que des possibilités. Joan pensait que créer c’était forcément quelque chose qui devait être défini au préalable, qu’il était important de suivre une planification des tâches pour atteindre un résultat, comme c’est le cas dans la plupart des métiers. Or, la création n’a ni règle, ni maître, seulement l’envie perpétuelle de redéfinir le monde. Il faut la distinguer de la culture, qui est davantage normative d’un point de vue sociétal et qui façonne nos attitudes. Le brudaïsme n’aspire à rien, si ce n’est à vivre.

Mettre en situation une pulsion

Joan a l’envie de détruire un gros rocher à la force de ses bras, à coups de massue. L’idée de la pierre lui est venue comme une illumination. Une pulsion profonde qui a grandi en lui sans qu’il ne sache d’où elle vienne. Nous avons tous des pulsions, et puis il y a une volonté de les transposer en idées et de les appliquer concrètement. Dans le brudaïsme, la mise en situation est l’opportunité de saisir une occasion et d’agir comme seule notion temporelle exhaustive. Elle peut s’apparenter au kairos dans la Grèce Antique, un terme qualifiant un moment de bascule. Rien d’autre n’a la prétention d’exister. Joan avouera plus tard que sa performance physique était un moyen de se réfugier derrière sa force et une forte impression scénique, mais qu’au final il s’est senti vulnérable en mettant en scène cette forme de virilité.

La terre de nos ancêtres

DIPS, Alvin Schwaar et Joan Schertenleib s’installent à Chaumont (CH) pour une semaine. Ils tendent des immenses toiles à même le sol et sur les parois de l’étable à la ferme où Joan a grandi. Le paysage qu’ils observent à l’extérieur est somptueux. Le domaine familial se situe sur le versant du nord-ouest du lac de Neuchâtel. De là, une vue imprenable sur les trois lacs de Morat, Bienne et Neuchâtel. Au loin, comme issues d’un miracle, les Alpes sortent des profondeurs pour dominer le plateau helvétique. Il y a eu des zones de convergence et de tensions tectoniques à l’origine de ces sommets anguleux qui ressemblent parfois à des dents. Ils sont dans l’antre de la famille Schertenleib. Ils font corps avec leur passé et celui de leurs ancêtres. C’est ici que Joan a appris à manipuler les outils avec ses aïeuls. Pour le projet Scherten, son frère arrache un énorme bloc calcaire du flan de la montagne avoisinante et le dépose sur trois gros cailloux au centre de l’espace de création. Les garçons maîtrisent les machines agraires, les différents véhicules de chantiers, pelles mécaniques et autres. Ils travaillent avec une facilité déconcertante. Ils planifient de tête et progressent par objectifs. Les gens d’ici ont travaillé très dur pour créer leur coin de paradis et, paradoxalement, certains aspirent à le quitter.

Dans le feu

Mercredi matin, le 6 juillet 2022, le peintre reçoit des jets de cailloux sur l’omoplate et le torse qui lui ouvrent la peau et lui créent des douleurs osseuses. À la suite de ces impacts, il se réfugie derrière une grande toile agrafée sur deux lattes de bois et appuyé contre le mur. Joan n’est plus Joan se dit-il. Au début de cette troisième journée de création Alvin compose des rythmiques progressives nous menant dans un état de transe. DIPS sent l’énergie et la colère monter du sol et envahir l’espace. Une chaleur macabre qu’il traduit par des lancés de peinture rouge sur le rocher. Le tout réduit le champ visuel du sculpteur en le maintenant focalisé sur son objectif initial : détruire son rocher. En vingt minutes Joan inflige une rafale de coups de massue sur le gros rocher et diminue son volume d’un tiers. Et puis, un long silence malgré les compositions musicales d’Alvin qui se poursuivent. Un silence apaisant, harmonieux. DIPS sort de sa cachette et se dirige vers le rocher. À mi-chemin, il aperçoit un éclat de caillou qui ressemble à un cœur. Il le prend puis décide de bâtir un autel sur le gros rocher à l’aide des débris qui gisent au sol. Il peint l’autel en blanc et y dépose le cœur à son sommet. Il le blanchit à son tour. Joan est épuisé et regarde, sans voix. Il se relève en un sursaut, prend de la peinture noire qu’il mélange à de l’eau dans un bidon. Il tourne son spalter dans le sens des aiguilles d’une montre pour obtenir un liquide parfaitement homogène. Puis, d’un geste léger il déverse le contenu sur l’autel. La peinture s’écoule le long de la structure érigée en symbole. Sur fond blanc, des racines prennent forme; un cœur de pierre au cœur de la pierre et le tableau devient noir. Joan prend la plus grosse de ses massues et vise son premier coup : en plein cœur. Il pulvérise l’autel en quelques secondes puis réduit le tout en petit cailloux, jusqu’à en perdre son souffle.

Peau

Ce mercredi matin, des larmes sont tombées sur la toile et des tremblements ont oscillé au rythme de la peau qui mue. La peinture absorbe les maux. Elle remplace les combats par le silence. Trois êtres qui trient des cailloux et façonnent leurs pensées, seuls et chacun tremblant sur les débris de la roche calcaire. Des efforts dans le vide, et des réconforts. Un gigantesque cercle de sédiment repose sur une toile très humide. Le sol est partout jonché d’énormes tas de pierres. Ils sont colorés en parcimonie en fonction des sillons qu’ils présentent. Plus tard Alvin Schwaar, Joan Schertenleib et DIPS les enterreront au pied de la montagne avoisinante en se posant cette question : -démanteler un rocher, est-ce possible ?

Héritage

Nous sommes étroitement liés à la pierre. Elle a façonné nos civilisations, transformé nos paysages et ainsi modifié nos comportements sociétaux. Elle est sculpture, elle est érigée en cathédrale. Elle est apparence lorsque nous la portons en bijou et nous définit par classe. Elle est objet de convoitise pour la fortune. Nos maisons sont de pierre. Elle nous encre et nous rend fiers de nos lignées. Elle nous pousse à croire que l’espace nous appartient :nos propriétés privatisées nous définissent de droit et de devoirs de protection. Elle est jalousie, vilaine et vénale. Il n’y a pas de guerre sans elle. Elle a poussé les individus à gravir les sommets les plus hauts du globe pour assouvir leurs fantasmes de nationalisme. Elle a ouvert la voie du Nouveau Monde et les découvertes territoriales par le mythe de l’Eldorado. Elle est courage et beauté. Elle oriente nos choix et gomme nos inquiétudes. Elle est couloir pour les lits torrentiels. Elle est le caillou jaune précieux des dealers et la substance de dépendance des exclus de l’inframonde. Elle se régénère après fusion. Elle est poreuse et granuleuse, parfois striée et marquée par le temps. Elle est arrachée par les glaciers et constitue nos vallées et nos fjords. Elle devient canyons et calanques lorsqu’elle danse avec les eaux. Par instant, notre cœur peut être de pierre et nous pouvons être un roc dans l’adversité. Mais rien ne demeure dans l’éternité, comme la pierre, nous sommes menés à subir des transformations.

Matière

Il y aura des couches de sédiments transformées au contact de la chair. Il y aura des mains et des pieds blessés. Il y aura de la peinture encore longtemps sur notre corps. Nous sentirons le métal et le fer du sang. Nous écouterons la musique électronique au rythme des coups de masse. Nous ramasserons des milliers de petits cailloux qui constitueront des tas que nous déplacerons avec le temps. Nous aurons joué avec nos propres limites sans se soucier du regard des autres. Et puis un jour, nous nous réveillerons le cœur léger d’avoir eu la possibilité d’affronter nos peurs et d’avoir su saisir un instant de vie qui modifie un tout.

Action

De nos cathédrales viennent le poids des mots. De nos mots le poids des inégalités. C’est de nos mains que nous croyons à la révolte. Briser la pierre c’est une ode à la déconstruction des rouages sociétaux dans lesquels nous avons grandi. C’est être conscient de nos limites et d’accepter la beauté pour ce qu’elle est et ce qu’elle nous offre. C’est émettre des possibles là où il n’y a aucune raison de le faire et là où justement il y en a. C’est être étroitement lié à ce qui a façonné l’humanité, c’est-à-dire transformer la matière en objets symboliques. N’ayons pas peur de montrer notre force et notre virilité dans un monde qui souhaite une justice totale. Car de là transparaît notre vulnérabilité. N’oublions pas que les Grecs avaient compris que l’équité suppose des limites et que tous ceux qui les dépassent sont impitoyablement châtiés par Némésis, la déesse de la mesure. Ils donnaient à la volonté les bornes de la raison, alors que nous l’avons placée en son cœur et elle en est devenue meurtrière.